Fonctionnement de l’orchestre
Lors de notre première résidence autour du Messie de Händel, nous nous sommes intéressés aux conditions de création de ce mythique oratorio : pour quel effectif a-t-il été créé, pour quels chanteurs, pour quelle salle, pour quel public ? Comment était-il dirigé ? Est-ce que Händel avait une baguette ? Jouait-il de l’orgue, du clavecin ? Comment était chantée cette musique ? Quelle était la place de l’improvisation, si importante à l’époque baroque ? À quel tempo était jouée cette œuvre ? Autant de questions qui ouvrent une multitude de possibles : quels choix devons-nous opérer ? Comment devons-nous présenter à un public d’aujourd’hui des musiques dont la fonction était tout autre, et le contexte totalement différent ?
Ne nous leurrons pas, notre lecture du passé est une lecture résolument actuelle… comment pourrait-il en être autrement ?
Une direction historiquement informée
Le fameux Grove Dictionary of Music and Musicians définit les trois fonctions de la direction d’orchestre moderne : 1) le chef d’orchestre bat la mesure avec ses mains ou une baguette, 2) le chef d’orchestre opère des choix d’interprétation qu’il met en place durant les répétitions et le concert, 3) le chef d’orchestre participe à l’administration de l’ensemble musical. En a-t-il toujours été ainsi ? Curieusement, ce sujet a été délaissé par le mouvement baroque qui n’a remis en question que de manière marginale l’organisation hiérarchique de l’orchestre et sa direction.
Depuis le Moyen-Âge, la musique a été battue. Mais la battue était plus simple, il s’agissait pour le chanteur d’indiquer la division du temps, la plupart du temps avec simplement deux gestes : l’élévation ou l’abaissement du bras. Le « batteur de mesure » ne donnait pas les entrées à ses musiciens, ni n’insufflait le caractère ou l’esprit de la musique, et le directeur de musique était souvent une personne différente du batteur de musique.
Ainsi on ne s’étonnera pas qu’Händel ait préféré arrêter de battre la mesure pour s'asseoir à l’orgue et guider ses musiciens de manière bien plus précise en jouant de l’orgue ! Il n’y a aucun prestige à battre la mesure. L’enjeu n’est pas là.
Une direction artistique partagée
En libérant le groupe de la vision d’une unique personne, Liberati donne à chaque musicien et à chaque musicienne la possibilité et la responsabilité de présenter son art de manière directe.
Ainsi, les musiciennes et les musiciens se disposent face au public, sans intermédiaire. Leur communication repose sur l’écoute mutuelle, ajoutant de nombreuses dimensions sensitives à l’unique contact visuel habituellement exploité. Respirer ensemble, trouver un mouvement et un caractère communs, faire vivre et se mouvoir le discours musical, tous ces éléments sont saisis collectivement. Lors des répétitions, les artistes travaillent les yeux fermés, et tentent de ressentir les moyens de se connecter les uns et les unes aux autres.
Toutes et tous ressentent les mécanismes de la propagation du mouvement à travers le groupe, les influences de leurs voisins directs, du passage d’informations tel qu’il existe dans les groupes d’animaux (bancs de poissons, oiseaux migrateurs, etc.). Ils prennent conscience de leur responsabilité propre, des moments où leur rôle est de guider, ou bien de suivre. Les moments où il leur est permis de proposer, ou au contraire de répondre à une proposition musicale. Acteurs et actrices engagés à chaque instant et au service de l'œuvre, il leur faut rester constamment oreilles et cœur grands ouverts, disponibles à chaque voix qui s’élève.
Organisation de l’orchestre
Inspirés par la richesse des premières expériences musicales, les artistes s’interrogent sur les moyens d’administrer la vie de l’ensemble avec les différents membres de l’orchestre. Ce changement de paradigme, à une époque où l'inconscient collectif, dans tous les domaines (politique, artistique, etc.) est rassuré par une figure meneuse, est significativement puissant : la « carte de visite » de l’ensemble n’est plus fondée sur une personnalité, mais sur la multiplicité des individus et des forces en présence. Le collectif devient une entité en soi.
Fin 2024, un collectif de musiciens et de musiciennes s'organise afin de prolonger cette expérience artistique et de l’étendre à la structuration même de l’ensemble et à son fonctionnement administratif et logistique : Liberati est né. En effet, le pari résidant dans l'extension du jeu collectif à tous les domaines (administration, production, diffusion, etc.) est un enjeu immense. Est-il possible, à l’instar des animaux sociaux (certains insectes, poissons, mammifères, oiseaux), de sortir des modes hiérarchiques et d’imaginer un type d’organisation alternatif permettant de penser autrement les relations entre les membres d’un groupe et d’appliquer collectivement ces valeurs communes ?
Principes d’organisation
Le pari est d’adopter un fonctionnement décentralisé. S’inspirant des principes de l'holacratie, le groupe est auto-organisé en différents cercles, eux-mêmes composés de différents rôles. Les cercles sont au nombre de 6 (gouvernance, intendance, communication, artistique, partitions et textes, impact visuel). Des processus coopératifs sont mis en œuvre afin d’offrir la possibilité à chacun et chacune de prendre des initiatives et de les partager. Chaque décision est discutée par le groupe, selon une charte de fonctionnement précise. Des réunions sont organisées selon un rythme propre au fonctionnement de chaque cercle, les différentes tâches à accomplir sont réparties entre les membres. Les rôles peuvent changer à tout moment et chacun peut choisir d’assumer plus ou moins de responsabilités en fonction de sa capacité à s'investir.
Là où un orchestre standard confierait les enjeux administratif et artistique à des salariés différents en les cloisonnant soigneusement, Liberati choisit au contraire que ce soient les artistes eux-mêmes qui s’investissent dans le fonctionnement de l’ensemble, et acquièrent ainsi une plus grande conscience à tous points de vue. Là où un orchestre reposerait dans sa structure sur la responsabilité unique de son chef, Liberati choisit au contraire de faire confiance au foisonnement de l’intelligence collective et à la complémentarité des esprits pour définir une direction unifiée et inédite de travail.
Ce travail d’intelligence concertante donne naissance à un système différent : une démarche libératrice dont les fondements sont politiques et les manifestations artistiques, et qui a des conséquences structurelles sur le son de l’orchestre et la musicalité de l’ensemble. Il redonne tout son sens à la notion même de « concert », en tant qu’expérience de concertation artistique et humaine. Nous sommes dès lors très curieux et curieuses de savoir si le public et les programmateurs se sentiront aussi libérés d’accueillir ce mouvement qui déplace les habitudes, que nous artistes d’en être les instigateurs.
Johanne Maître, Marie Lerbret et Marc Meisel